Ça fait plus de 10 ans qu’on se fréquente avec la facilitation graphique. J’ai eu envie d’écrire mon histoire avec elle et de la partager. Raconter notre rencontre, les moments forts de notre relation, les élans et les doutes. Nommer aussi comment cette relation exclusive est devenue libre, et comment je la vis aujourd’hui.
Traits maladroits
Nous n’étions clairement pas prédestinées. Je n’ai jamais aimé mon écriture et j’ai toujours senti que je n’avais aucune facilité en dessin. Même si, enfant, je dessinais énormément, toutes sortes de personnages improbables et amusants.
A l’école puis au collège, je me désolais d’avoir une écriture brouillonne et très irrégulière : dans une même phrase, je pouvais écrire la même lettre de 3 ou 4 façons différentes, comme si je n’avais pas intégré un programme clair d’exécution pour chaque lettre. J’enviais les écritures des autres, que je trouvais précises et qui laissaient transparaître une certaine identité, un caractère singulier, avec leurs contours bien délimités. Les autres avaient un style.
Le mind mapping, l’invité surprise
En 2009, j’ai découvert la carte heuristique (ou mind map) par le biais de l’EFH. Cet outil m’a fascinée par son efficacité autant que par son originalité et m’a réconciliée avec ma créativité. Je me suis mise à faire un nombre incalculable de cartes mentales, à la main ou sur logiciel, pour toutes sortes de choses, des listes de courses aux notes de lecture, en passant par les compte-rendus de réunion et les préparations de séminaires, alors que je travaillais en tant que chargée de communication à La Poste. Il y a pour moi dans les cartes mentales une combinaison séduisante de liberté et de structure. J’ai apprivoisé le pictogramme, qui m’est apparu comme une bénédiction : pas besoin de savoir dessiner, les détails et la complexité ne sont pas nécessaires. Pour concevoir un bon picto, ce qui compte avant tout, c’est de s’appuyer sur son imaginaire et sur ses associations d’idées, de se relier au pouvoir d’évocation d’un mot ou d’un concept, de partir de formes géométriques simples et de miser sur la rapidité d’exécution. Je me suis entraînée et me suis constituée un vocabulaire graphique au fil du temps pour agrémenter mes cartes, en faisant des lignes de pictogrammes comme je faisais, petite, des lignes d’alphabet.
La Bikablo Akademie : je peux dessiner le monde entier, rien ne va m’arrêter !
Je pars me former à la Bikablo Akademie, à Cologne, pour le fameux « International Visual Training ». Je jubile en découvrant le groupe : 18 personnes de 10 nationalités différentes. La pédagogie est incroyable, ludique, joyeuse, collaborative et particulièrement efficace. Je ressors enthousiaste, presque euphorique, en mode « no limit », « le dessin, ce n’est plus un sujet », « la facilitation graphique, c’est mon truc ! ». Je me sens pleine de gratitude encore aujourd’hui pour la méthode Bikablo qui m’a donné des clés, ouvert des chemins insoupçonnés et a esquissé des horizons audacieux tout en me donnant confiance.
Je partage avec une joie contagieuse mon engouement pour les techniques visuelles, à des dizaines, des centaines puis des milliers de stagiaires au fil des années, que ce soit sur la facilitation graphique ou sur des outils spécifiques comme le mind mapping, le sketchnoting, les métaphores visuelles, le photolangage…
Sur ce chemin de la transmission, Eric Simon, qui est le premier à me confier des interventions, est un partenaire précieux. Son côté visionnaire m’inspire : il est toujours au fait des dernières innovations en pensée visuelle, tandis que son tempérament de bricoleur-chercheur l’amène à inventer de nouveaux usages, des formats décalés et des combinaisons audacieuses d’outils visuels. C’est d’ailleurs lui qui a créé le premier podcast sur la facilitation graphique.
En quête d’un dessin vivant, avec Vanina
Un jour, je me sens appelée très fort par une formation proposée par Vanina Gallo. J’ai passé deux jours d’une intensité et d’une douceur particulières, à me connecter à mon imaginaire et à mon intériorité, avec du matériel raffiné. Nous étions un petit groupe intime et engagé. Nous partagions nos aspirations profondes, nos élans, nos noeuds. Vanina nous accompagnait, créait des visuels vibrants pour soutenir nos processus de déploiement. Je me souviens d’une remarque qu’elle m’a glissée : « Jeanne, ne cherche pas à faire un dessin parfait ni un beau dessin. Ces dessins-là sont souvent des dessins morts. Cherche la vie dans tes dessins. Et surtout, fais-toi plaisir. ».
Son livre « Penser en images » continue de m’accompagner aujourd’hui. Vanina a semé en moi cette graine du visuel libérateur et a ouvert une porte : le dessin peut aussi être le reflet de ce qui m’anime, en profondeur, à l’intérieur…
Le scribing : de l’adrénaline au spleen
Alors que je pratique occasionnellement le scribing (capture visuelle en temps réel) et que je commence à être contactée pour capter des événements, mes limites en dessin m’apparaissent de plus en plus clairement, notamment avec le stress, la pression temporelle et la surcharge d’informations à traduire. J’ai la détermination de progresser. Je m’inscris à une formation intensive de scribing avec Nicolas Gros de Wild is the Game. Je me souviens attendre avec impatience cette formation. J’ai adoré l’ingénierie pédagogique de ces 3 jours, qui s’apparentent à une véritable immersion où on pratique énormément et où, personnellement, je me suis confrontée… à mon incompétence. Je suis fascinée par mes voisin·e·s et dépitée par mes propres productions. Je réalise que je ne suis pas au niveau, que le scribing est bien au-delà de ma zone de confort, que ce n’est clairement pas à cet endroit qu’est ma valeur ajoutée en tant que professionnelle de la pensée visuelle. Je réalise que je n’ai aucun plaisir à me livrer à cet exercice vertigineux et si exposant de la prise de notes en temps réel sur des supports gigantesques. A chaque fois que je commence à capter, je me sens particulièrement vulnérable : mon corps se recroqueville, mon souffle s’entrecoupe et j’ai l’impression de me rétrécir. Cette prise de conscience est douloureuse car je fantasmais déjà sur le métier de facilitatrice graphique, imaginant la richesse du quotidien, la diversité des missions, des sujets, des publics et des contextes d’intervention. C’est délicat aussi car je continue à être contactée pour traduire visuellement des séminaires et je ne sais pas si je dois renoncer ou accepter. Lorsque je renonce, j’ai peur de fragiliser le futur d’Alliam (mon entreprise), lorsque j’y vais, je me sens comme une imposteuse. Je fais le job, les clients sont contents mais c’est encore le début de la facilitation graphique en France et je crois qu’à leurs yeux, un dessin moyen, c’est toujours mieux que pas de dessin du tout.
Transmettre à mon tour, à ma façon
Ma rencontre avec Julie Boiveau est décisive sur mon chemin de facilitatrice graphique. Notre complémentarité me saute aux yeux. A notre complicité professionnelle s’ajoutent peu à peu des liens précieux d’amitié. En 2016, nous co-créons une formation à la facilitation graphique, où je me positionne en tant que passionnée d’ingénierie pédagogique (et pas en tant que facilitatrice graphique, ce qui me soulage beaucoup).
Nous conjugons dans ces deux jours de formation repères concrets (méthodes, outils, processus) et explorations libres invitant chacun·e à se connecter à sa créativité, ses ressources intérieures et sa qualité d’écoute. En nous inspirant de l’approche des intelligences multiples et en veillant à créer un climat d’apprentissage aussi stimulant que bienveillant, nous animons de nombreuses sessions, en inter et en intra, auprès de grands groupes ou de petites associations.
Rechercher la surprise… en vain
Le métier de formatrice me passionne et cette passion devient un piège car je m’y donne corps et âme. Les interventions me paraissent de plus en plus énergivores. Je commence à sentir poindre la lassitude, qui précède l’épuisement… que je ne veux pas écouter car je me sens utile, j’ai l’impression d’avoir trouvé là un métier qui fait sens. Mes doutes sont vite balayés dès que je me retrouve au contact des stagiaires qui me partagent leurs découvertes avec fraîcheur et enthousiasme.
J’en ai marre
Je suis dans une zone industrielle à Nantes et je viens de sortir d’une animation chez un client. C’est un soir d’automne où le gris est roi, il est partout, dans le ciel, au sol, en moi. Je retrouve Julie et je lui partage avec émotion mon sentiment : c’est la fin d’un cycle. J’ai envie d’arrêter. Je suis usée de la répétition. Je m’assèche au fil des formations, je me sens vide, inerte, je ne fais plus que réagir aux demandes clients, qui prolifèrent d’elles-mêmes sans que j’aie mon mot à dire. Je veux danser. Je veux partir.
La parenthèse californienne : renouer avec la création
Je m’envole un an pour reprendre contact avec ce qui me fait vibrer : mon corps en mouvement, l’improvisation, la danse libre, la création sous toutes ses formes. Ces espaces-là étaient présents dans ma vie mais toujours à côté (le week-end, le soir, pendant les vacances). J’ai envie de sentir ce que ça fait de les mettre au centre de mon existence. C’est un appel très clair, il me donne de la force. Je pars donc me former au Life Art Process près de San Francisco au Tamalpa Institute. Cette année est transformatrice, (mais ça, c’est une autre histoire !), je me ressource en profondeur, je reviens vivifiée, avec une tonne d’énergie et d’envies. J’ai changé mon rapport au dessin.
Tomber en amour des pastels
A Tamalpa, j’ai dessiné presque tous les jours de l’année. C’était doux, fluide, évident. J’avais lâché le jugement sur mes productions et retrouvé le plaisir des couleurs, des textures, des tracés. Mes dessins étaient avant tout des sources d’informations précieuses, c’était des créations qui n’avaient pas besoin d’être esthétiques du moment qu’elles étaient authentiques. Cette vérité-là avait le goût du sacré. Je chérissais mes dessins parce qu’ils donnaient à voir mon intériorité, parce qu’ils me montraient de nouveaux chemins. J’ai délaissé les feutres Neuland (mes chouchous depuis des années !) pour apprivoiser les pastels. Effriter la matière sur le papier me procurait un plaisir incroyable, mélanger les teintes, créer des aplats de couleur, varier la pression sur la feuille… J’ai découvert ce que c’était que de dessiner de façon somatique, de dessiner en engageant tout mon être, d’être en mouvement tout en laissant une trace. Cette trace n’était plus un objectif mais elle devenait la conséquence naturelle d’un élan expressif. Rien de frontal, rien de mental, rien de prémédité. Seule la beauté de l’émergence. Ces dessins devenaient une médecine. Leurs vertus thérapeutiques m’ont nourrie et transformée.
Danser un dessin : quand le corps se mêle aux pinceaux
En découvrant le Life Art Process, j’ai réalisé que je pouvais avoir une relation corporelle avec mes créations visuelles. Les laisser me toucher. Les ressentir à l’intérieur. Goûter à cette expérience si savoureuse et étonnante : la danse des couleurs, des motifs, des textures, des formes saillantes, des détails et de l’image globale d’un dessin… à l’intérieur de moi. Si ce dessin était un mouvement, quel serait-il ? S’il était relié à une partie du corps, ce serait laquelle ? S’il convoquait une posture, à quoi ressemblerait-elle ? C’est à chaque fois un voyage sensoriel déroutant et inspirant.
Transmettre…de tout mon être !
Nous partageons avec Julie ce goût pour les approches sensibles, la danse, la spiritualité. C’est une grande chance car je me suis sentie profondément comprise et soutenue lors de cette transformation intérieure que j’ai vécue en Californie. J’ai eu le sentiment que notre amitié s’était renforcée à distance (merci à la personne qui a inventé les notes vocales !)
Aujourd’hui, toutes les deux installées dans le Finistère Nord par un heureux hasard de la vie, je me réjouis que nous cheminions ensemble dans notre envie de transmettre la facilitation graphique autrement, en allant au-delà des repères, des méthodes, des exercices et des activités pédagogiques.
J’ai envie de transmettre en m’appuyant sur ce qui m’a manqué à différents moments de mon apprentissage : la lenteur, la conscience, la profondeur, l’intériorité corporelle. Tout en cultivant un état d’esprit de recherche, de spontanéité créative, d’ouverture. Donner la place à l’exploration, à l’expérimentation qui invite tout notre être et convoque notre singularité, que ses contours soient flous ou déjà bien dessinés, qu’il s’agisse de découvrir ou d’ancrer.
J’ai envie d’être soutenue dans ma démarche par des alliés sensibles et mystérieux : mon corps poreux, la nature, l’invisible, et aussi l’énergie d’un lieu.
Je me réjouis que nous ayons réuni ces conditions avec Julie pour notre nouvelle proposition « Facilitation graphique et Life Art Process », qui se tiendra à l’écolieu Moulin du Roz. J’ai vraiment hâte d’y être et de rencontrer les personnes pour qui tout ceci résonne…
Le programme détaillé est ici.