Cet article est issu d’une parution dans le 27ème numéro du MAG RH. Si vous souhaitez consulter l’intégralité du magazine, c’est par ici. Pour télécharger cet article en particulier, c’est par là.
On a tendance à croire que réfléchir, c’est avant tout brasser des idées. , méthodiquement, parfois jusqu’à l’épuisement. Et si on ne demandait plus à nos têtes de tout porter ? Et si, pour déployer un projet de façon puissante et incarnée, on le laissait d’abord résonner dans notre corps ?
Voilà une invitation étonnante, ou du moins mystérieuse : par quels procédés étranges notre corps pourrait-il nous aider à réfléchir ? Nous associons volontiers une réflexion de qualité à des raisonnements analytiques, des constats chiffrés et des diapositives exhaustives. Plus les informations sont objectives et dépassionnées, plus elles sont perçues comme sérieuses. Ce qui explique peut-être notre réticence à considérer comme valables des informations qui viendraient… du coeur de nous-mêmes, à travers nos sensations physiques, nos ressentis émotionnels, nos associations d’idées ou encore notre imaginaire. Pourtant, ces éléments sont non seulement valables, mais de très grande valeur. Notre corps est bien plus que le moyen de transport de notre cerveau. Il recèle un potentiel immense, que ce soit pour générer des idées, révéler ce qui est caché ou donner à sentir la complexité d’une situation.
Concrètement, une réflexion qui fait de la place à l’intelligence du corps, à l’organique et au sensible, à quoi cela ressemble-t-il ?
Voici trois exemples illustrant des façons différentes de mobiliser notre corps pour travailler sur un projet.
Explorer un blocage de façon corporelle
Il est possible de mobiliser notre corps pour explorer un noeud ou une difficulté, par exemple avec la pratique du « Stuck » (« bloqué » en anglais). Avec cette méthode, issue du Social Presencing Theater, les personnes se relient à un blocage qu’elles rencontrent et le traduisent de façon corporelle, à travers une posture immobile qui incarne les forces en présence et le ressenti intérieur lié à ce blocage. Les postures qui émergent peuvent être très variées : corps recroquevillé, contracté, sans tonus, dans un équilibre instable, tiraillé entre deux forces contraires… Les possibilités sont infinies pourvu qu’on laisse le corps proposer sa lecture singulière et étonnamment précise du blocage. Il s’agit bel et bien de faire corps avec cette difficulté, ce qui est en soi une proposition inhabituelle : la plupart du temps, nous cherchons à sortir de l’inconfort, à résoudre les difficultés, les fuir ou les minimiser. Ici, il n’y a pas d’autre invitation que celle d’être avec et de rester avec. Ressentir pleinement, dans toutes nos cellules, le goût de ce blocage. Cette étape, si elle peut sembler confrontante, est avant tout un endroit de libération où l’on s’autorise à être unifié·e, profondément en lien avec ce qui nous est difficile, sans devoir le cacher, le justifier ou le nier. Dans cette unité, un soulagement intérieur s’opère : le corps et l’esprit sont au même endroit, entièrement engagés dans cette rencontre avec l’adversité. Or, comme aucune situation de blocage n’est soutenable dans la durée, une évolution de la posture se présente, à travers un mouvement du corps qui émerge. Une deuxième posture apparaît et la personne, depuis le ressenti intime de cette posture, se laisse traverser par une phrase en guise de conclusion. L’intelligence du corps a opéré et proposé un chemin inédit, qui a cette saveur particulière de la surprise et de l’évidence mêlées. Grâce à un dispositif de témoins et une grille d’observations fines, un travail de décryptage s’amorce pour identifier quels ont été les éléments corporels remarquables au cours de cette traversée, qui ne dure que deux ou trois minutes tout au plus. Par exemple, on peut se demander où le mouvement a commencé dans le corps, quel a été le point de bascule entre la première et la deuxième posture. Il est souvent étonnant de constater la quantité d’informations reçues en si peu de temps, et l’enthousiasme avec lequel les personnes partagent leurs observations et ressentis. Il y a des déclics, des changements intérieurs aussi subtils que profonds, qui proposent des ressources inédites, voire tout un plan d’actions au regard de la situation initiale.
Construire une vision incarnée, avec le Life Art Process®
Classiquement, pour construire une vision, on se projette dans le futur et on jette des idées. Les murs se recouvrent de post-it à trier. Des mots clés ressortent, une raison d’être émerge. Pour nourrir l’étape de la génération d’idées, on peut s’appuyer sur le Life Art Process, une approche qui combine mouvement, écriture spontanée et dessin intuitif. Cette méthode inspirée de l’art-thérapie, née en Californie dans les années 1970, se développe de plus en plus dans les organisations, grâce à la renommée du Tamalpa Institute qui essaime à travers le monde (une branche a été créée en France en 2010). L’idée est de définir une vision non pas à partir de ce que l’on sait, mais à partir de ce que l’on sent. Le Life Art Process postule que les informations les plus précieuses pour bâtir une vision incarnée ne sont pas celles dont nous disposons déjà : ce sont précisément celles qui nous échappent, car c’est à l’endroit du non savoir que le nouveau peut émerger. L’enjeu est alors de lâcher la volonté de maîtrise et de contacter cet espace des possibles dans notre corps, en nous déposant dans cette présence spacieuse et silencieuse de l’intériorité corporelle. L’immobilité est un puissant point de départ. Puis, elle laisse la place à des mouvements, gestes et postures qui, par leur force métaphorique, deviennent des messagers précieux pour le projet. Le Life Art Process® pose l’intermodalité comme ressource clé : un sujet est exploré à la fois dans le mouvement (bienvenue l’intelligence du corps), le dessin (bienvenue l’imaginaire) et l’écriture (bienvenue la mise en sens). Ces trois canaux mêlés ainsi que les ponts qui se créent entre eux – on peut danser un dessin, faire parler un mouvement, dessiner un ressenti – offrent une plongée incroyablement riche dans le sujet traité en permettant une inspiration renouvelée et des transitions organiques d’un média à l’autre. Passer par le corps permet de bâtir une vision qui fait sens et met en action.
Rendre visibles les dynamiques d’un système
Une autre façon d’engager le corps est de créer une constellation d’acteurs à partir d’un sujet clairement identifié, avec la méthodologie du 4D mapping en Social Presencing Theater. L’intention est de permettre à un système (équipe, organisation, groupe projet…) de prendre conscience de ses dynamiques internes en les rendant visibles dans l’espace et en les ressentant dans le corps. Les composantes du système, identifiées au préalable, sont incarnées par des personnes qui acceptent d’endosser ce rôle pendant la durée de la constellation. Après un temps de centrage, les représentants des rôles se positionnent les uns par rapport aux autres dans l’espace (nommé « champ social » et tenu par des témoins alertes). Les corps forment ainsi une première sculpture collective, dans laquelle peuvent s’observer des différences de niveaux, d’orientation, de tonus, de proximité… Ce point de départ reflète l’état actuel du système. Depuis cet endroit, les acteurs du système se laissent traverser par des ressentis qui les touchent au point de les mettre en mouvement : ils se déplacent, proposent un geste, parfois s’expriment. A un moment, un point d’équilibre se présente, une nouvelle sculpture collective apparaît : elle est le reflet du « futur qui émerge ». Vient ensuite le temps de débriefing, pour faire sens des observations partagées et prendre note des informations clés et pistes d’actions qui se dégagent.
Quelle que soit la pratique corporelle choisie, l’idée n’est pas de remplacer une réflexion analytique par une réflexion sensible, mais plutôt de s’offrir l’accès à une source d’informations supplémentaire, à une étape d’un processus de travail. Il s’agit d’ajouter l’intuition, la sensorialité et l’intelligence du vivant à nos raisonnements habituels, centrés sur le factuel, l’analyse et les relations causales.
Comment insuffler, au sein des organisations, une culture commune propice au déploiement de l’intelligence du corps ? Nous pouvons à la fois rêver grand (ambitionner de transformer profondément nos façons de réfléchir) et commencer petit (par petites touches, à travers des pratiques courtes qui honorent le corps chaque jour). Voici quelques idées à expérimenter :
proposer le « jeu des récréations corporelles » en invitant les collaborateur·ices à se mettre à l’écoute de leur corps toutes les 30 minutes pendant 3 minutes (fréquence et durée à ajuster à votre convenance). Ces pauses peuvent être l’occasion de s’étirer, de respirer en conscience, de faire quelques pas, de pratiquer un automassage, de se mouvoir sur une musique, … Il est possible de rendre ces instants ludiques et collectifs avec un chronomètre et un jeu de cartes sur-mesure, co-créé au sein de l’équipe : chaque personne propose 3 idées de pratiques ressourçantes faisant appel au corps et aux sens. Quand le chrono sonne, on pioche une carte et on se laisse goûter l’invitation offerte. C’est un rituel régénérant très apprécié, qui favorise le lien et crée un effet « reset » immédiat.
instaurer des temps de résonance sensorielle, au cours d’une réunion ou d’une séance de travail. Le principe est simple : au lieu de réagir à un sujet par la parole, c’est le corps qui s’exprime, dans son langage singulier : un mouvement, une posture, un déplacement ou quelques gestes. Cela vous semble bizarre ? C’est précisément parce qu’il y a un décalage inédit entre le sujet abordé et la résonance offerte que cela génère de nouvelles idées : le sujet est déplacé et exploré sur un terrain inhabituel. A l’instar d’une métaphore poétique qui évoque tout un monde en peu de mots, les résonances sensorielles offrent une épaisseur supplémentaire au sujet abordé, avec de nouvelles pistes et un regard rafraîchi sur la problématique.
organiser un séminaire avec un·e professionnel·le de la facilitation corporelle, qui peut traduire dans une « partition sensorielle » les problématiques et enjeux d’un projet pour les donner à sentir à l’équipe concernée. Aucune aisance corporelle n’est requise de la part des collaborateur·ices : il suffit de s’ouvrir à ce qui est là, se mettre finement à l’écoute et réapprendre à sentir.
Si réfléchir avec nos corps m’apparaît comme une évidence – la tête fait partie du corps ! -, je crois qu’il s’agit avant tout d’une révolution : comment, dans un monte orienté profit et solution, replacer au coeur des projets…le vivant et l’intuition ? Peut-être grâce à vous, dirigeant·e·s ouvert·e·s et visionnaires, qui aurez éprouvé l’intelligence du corps pour vous-mêmes et découvert qu’une idée qui a cheminé dans votre corps a plus de chance… de résonner dans le monde !